Un dernier éclairage de Hamann, qui découle des autres, étant donnés
ses aspects esthétiques et poétiques, concerne le langage humain : Si ce
dernier ne doit pas connaître la déchéance mais être racheté, il doit
aussi dépendre de la foi, par le moyen de laquelle nos propres mots, par
l’inspiration divine, deviennent les tabernacles des « énergies et idées
divines. »1 Comme nous l’avons vu, le langage est effectivement pour
Hamann un type de « sacrement, » dans la mesure où il est dans et à
travers les signes visibles et audibles du langage que Dieu transmet
kénotiquement au monde à travers ce qui est, aux yeux de la raison
seule, une simple construction humaine.2 Il est certain que les
postmodernes tendent à ne voir dans le langage rien d’autre que la
volonté de puissance ou simplement une chaîne interminable de
signification, mais la raison en est qu’ils ne voient pas l’adjonction de la
Parole dans les mots du langage humain. En bref, ils ne saisissent pas
l’idée fondamentale de Hamann, savoir que le Dieu transcendant est
kénotiquement caché au sein du langage – tout comme Il est
kénotiquement caché au sein de la création, tout comme Il est
kénotiquement caché au sein de l’histoire humaine, tout comme Il est
kénotiquement caché au sein de l’humanité avec Christ, et tout comme
le Saint-Esprit est kénotiquement caché dans les « haillons » de
l’Ecriture. En somme, sur la base de cette vision de la kénose de la
transcendance, qui est capable de trouver le Dieu transcendant dans ce
monde sous les divers couverts de son amour, Hamann indique la voie
d’une restauration théologique de la nature, de l’histoire, du langage et
de l’art, nous ouvrant les yeux et les oreilles à une perception plus
affinée de « l’adjonction originelle » de la Parole qui parle dans et à
travers ces derniers.
Bien entendu, il est peut-être impossible de recouvrer la pensée de
Hamann dans son entièreté. Mais étant donné que sa compréhension de
l’incarnation culturelle-linguistique et historique de la raison a
triomphé, étant donné que ses prophéties à propos de la fin de la raison
laïque dans le nihilisme se sont accomplies, étant donné, en outre, la
richesse de son esthétique théologique – sa vision d’un monde rempli
de la gloire de Dieu dans l’abaissement – n’est-il pas temps de prêter
attention à la voix de ce prophète ? A cet égard, le sobre conseil de
Friedrich Schlegel donné il y a deux siècles est tout aussi pertinent
aujourd’hui : « Avec le kantisme, nous avons gâché des années qui … ne
reviendront jamais. Ce penseur profond d’une immense sagesse, ce
voyant [Hamann], nous ne l’avons pas reconnu et ne lui avons pas prêté
attention. »3
Notes:
1 Edition historico-critique (Vienne: Herder, 1949–57). Johann Georg Hamann,
Sämtliche Werke, 6 volumes, édité par Josef Nadler. III, p. 32.
2 Ibid., p. 289:3-4.
3 Friedrich Schlegel, Deutsches Museum III, dans Kritische Neuausgabe, édité par Hans
Eichner (Munich: Verlag Ferdinand, Schöningh, 1961), volume 6, p. 628.
Source : Extrait de John Betz, Au Lendemain des Lumières.
Hamann, la Phénomonologie de
l’Esprit de Hegel est … une lecture qui
sied parfaitement à un temps de
vacances. Car avec Hamann, quelque
chose de nouveau apparaît : Une
obscurité intentionnelle, créée.”
- Ludwig Reiners,
écrivain,
Stilkunst: Ein Lehrbuch der deutscher
Prosa, nouvellement édité par Stephan
Meyers et Jürgen Schiewe (Munich: C. H.
Beck, 1991), p. 265.
“[J. G. Hamann] est l’homme qui a
contaminé son siècle de son esprit et
l’a complètement changé. Cet éveil de
l’homme intérieur aux alentours de
1760 qui trouva son expression
artistique dans la culture classico-
romantique surgit de Hamann. La
puissance énigmatique dont rayonnait
ce rare homme et qui envahit toute
son époque se range parmi les secrets
insolubles de l’histoire de la pensée et
de l’esprit humains."
- Josef Nadler,
Johann Georg Hamann, Saerntliche
Werke (collection d’œuvres), Historisch-
kritische Ausgabe von Josef Nadler
(édition historico-critique de Josef
Nadler) (Vienne, Autriche: Verlag Herder,
1949-1957), 1, 320.
Tables des matières :
PARTIE I: LA FORMATION D'UN
SOCRATE CHRÉTIEN
CHAPITRE 1: LA VIE ET LES
ŒUVRES DE HAMANN (1731–1788)
CHAPITRE 2: LES ECRITS DE
LONDRES : DE LA GLOIRE DE LA
CONDESCENDANCE TRINITAIRE
CHAPITRE 3 : UNE
RELECTURE TYPOLOGIQUE DE
SOCRATE : DE LA FOI, LA RAISON
ET L’HISTOIRE
PARTIE II : CROISADES DU
PHILOLOGUE
CHAPITRE 4 : VIE ET
ŒUVRES (1760-1774)
CHAPITRE 5 : VERS UNE
POÉTIQUE CHRISTOLOGIQUE :
UNE NOUVELLE ESTHÉTIQUE DES
ECRITURES ET DE LA CRÉATION
CHAPITRE 6 : A PROPOS DE
L’ORIGINE DU LANGAGE : HAMANN
CORRIGE SON DISCIPLE HERDER
PARTIE III : MASQUES ET TEXTES
ÉNIGMATIQUES
CHAPITRE 7 : VIE ET ŒUVRE
DE HAMANN DE 1775 À 1780
CHAPITRE 8 : LA PAROLE À
LA SIBYLLE : DU MYSTÈRE
PROTOLOGIQUE ET
ESCHATOLOGIQUE DU MARIAGE
CHAPITRE 9 : FRAGMENTS
D’UNE SIBYLLE APOCRYPHE: DE
LA
RELIGION RATIONNELLE ET
APOCALYPTIQUE
PARTIE IV : MÉTACRITIQUES :
RAISON, RELIGION NATURELLE
ET POLITIQUE LAÏQUE
CHAPITRE 10 : VIE ET
ŒUVRE DE HAMANN DE 1780 À
1784
CHAPITRE 11 : LA
MÉTACRITIQUE DE KANT :
HAMANN DÉCONSTRUIT LE RÊVE
TRANSCENDANTAL
CHAPITRE 12 : POLITIQUE
MÉTACRITIQUE : DE LA
JÉRUSALEM DE MENDELSSOHN
ET DE L’ETAT LAÏQUE MODERNE
PARTIE IV : UN VOYAGE FINAL :
LA DERNIÈRE VOLONTÉ ET LE
TESTAMENT DE HAMANN
CHAPITRE 13 : HAMANN - SA
VIE, SON ŒUVRE (1785-1788)
CONCLUSION : APRÈS LA
POSTMODERNITÉ : HAMANN
DEVANT LE TRIUMVIRAT
POSTMODERNE